Election présidentielle en Tunisie : comment le président sortant, Kaïs Saïed, a verrouillé le scrutin
Oct 6, 2024 at 5:12 AM
Tunisie : Une élection présidentielle sous haute tension
Alors que les Tunisiens sont appelés aux urnes ce dimanche 6 octobre pour l'élection présidentielle, le scrutin soulève de nombreuses interrogations. Avec seulement deux candidats en lice face au président sortant Kaïs Saïed, le processus électoral est vivement critiqué par l'opposition. Entre emprisonnements de rivaux politiques, réforme de la loi électorale à la dernière minute et contrôle renforcé du chef de l'État sur le processus, cette élection semble davantage ressembler à une formalité qu'à un véritable choix démocratique.Une élection présidentielle sous haute tension en Tunisie
Un casting électoral restreint et controversé
Alors que la dernière élection présidentielle en Tunisie, en octobre 2019, avait vu 26 candidatures validées, seuls trois candidats, dont le président Kaïs Saïed, ont reçu le feu vert de l'autorité électorale cette année. Un casting électoral drastiquement réduit qui soulève de nombreuses interrogations. L'un des deux challengers, Ayachi Zammel, a ainsi été condamné à près de quatorze ans de prison dans plusieurs affaires où il est accusé de "faux parrainages". Cet industriel de l'agroalimentaire et ancien député a été arrêté le 2 septembre, soit le jour de la validation de sa candidature par l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Bien que son équipe puisse encore partager des vidéos enregistrées avant son incarcération, sa campagne a pris un sérieux coup d'arrêt, d'autant qu'il n'est pas autorisé à aller voter.L'autre candidat retenu, Zouhair Maghzaoui, 59 ans, issu du parti nationaliste Mouvement du peuple, est quant à lui un ancien soutien du président Saïed. Même s'il est aujourd'hui critique envers le chef d'État, son profil n'est pas celui d'un véritable rival, selon les analystes. "C'est un candidat d'opposition qui n'est pas censé lui faire de l'ombre", explique ainsi la politologue Khadija Mohsen-Finan, estimant que ce scrutin donne "l'illusion d'un pluralisme, comme sous Ben Ali".Un contrôle renforcé du président Saïed sur le processus électoral
Le contrôle du président Saïed sur le scrutin s'est encore renforcé avec la toute récente révision de la loi électorale tunisienne. Neuf jours avant l'élection présidentielle, le Parlement du pays a en effet adopté à une large majorité une réforme transférant l'arbitrage des contentieux électoraux à la cour d'appel, soit la justice pénale, alors que cela était jusqu'ici du ressort de la justice administrative.Un changement de taille, alors que "la justice est devenue beaucoup moins indépendante ces dernières années", souligne l'essayiste Hatem Nafti. "Les juges ont été mis au pas avec la dissolution [en février 2022] du Conseil tunisien de la magistrature, qui place la carrière des juges sous le contrôle de l'exécutif", explique-t-il. "Si le magistrat ne juge pas dans le sens du pouvoir, il risque de perdre son job."Dernier exemple en date, "la mutation forcée de la présidente du tribunal de Manouba [dans la banlieue de Tunis], qui avait demandé la libération de détention provisoire du candidat [Ayachi Zammel] faute de preuves suffisantes", fait valoir Hatem Nafti. Selon la presse tunisienne, la juge Essia Laabidi a été transférée à près de 200 kilomètres à l'ouest de Tunis, au sein de la cour d'appel du Kef, sans que l'on sache précisément d'où est venu cet ordre.Une dérive autoritaire plus large
Élu démocratiquement en octobre 2019 sur une promesse de réforme suscitant l'espoir populaire, le président Kaïs Saïed a depuis bouleversé la vie politique tunisienne. Après avoir limogé son Premier ministre, suspendu l'Assemblée puis installé un nouveau gouvernement en 2021, il a adopté une mesure lui permettant de gouverner par décrets."Quand on le voit changer la loi électorale de façon aussi décomplexée, en pleine campagne, c'est inédit", souligne Hatem Nafti. "Mais il faut bien comprendre que cela fait partie d'une dérive autoritaire plus large, qui touche autant les partis politiques que les simples citoyens, en passant par les médias."Le chef d'État a également durci son discours contre les migrants subsahariens, dans un contexte de flambée xénophobe en Tunisie. Et gare à qui publierait un mot critique sur sa main de fer : en septembre, le numéro 3140 du magazine Jeune Afrique titré sur "L'hyper-président" Kaïs Saïed a été interdit à la vente en Tunisie.Une participation électorale incertaine
Malgré cette politique offensive, tout n'est pas joué pour Kaïs Saïed, dimanche. Loin des débats, sans vraiment faire campagne "à part quelques portraits brandis dans les rues par ses partisans", le président tunisien souhaiterait tout de même "que cette élection soit un plébiscite de sa personne et de son projet".Mais la participation sera une donnée très importante, selon la politologue Khadija Mohsen-Finan. "La plupart des électeurs tunisiens sont partagés entre le boycott de l'élection ou le fait d'aller voter pour affaiblir le score [de Kaïs Saïed]", estime-t-elle. Le président risque ainsi de ne pas atteindre les chiffres de 2019, lorsqu'il avait été élu avec 72% des suffrages.Au-delà du résultat du scrutin, c'est surtout l'avenir de la Tunisie qui se joue. Avec, en toile de fond, "une austérité croissante", un marasme économique et "des opposants qui risqueraient d'être encore plus muselés", alerte Khadija Mohsen-Finan. Autant de défis auxquels le prochain président, quel qu'il soit, devra faire face.